Aperçu de la carrière de Limosin.
HAMS ! : Vous avez mis beaucoup de rencontres dans votre film : avec la ville de Tokyo, entre deux adolescents, entre deux réalités...
Jean-Pierre Limosin : Comme au cinéma ! C'est peut être aussi que l'objet de la rencontre est le thème central de tous les films. Mais, si je suis allé tourner au Japon, ce n'était pas du tout dans l'intention de rencontrer la culture japonaise. Plutôt essayer de me dépasser un peu moi même, faire une mise en scène centrée sur ce qui me paraît essentiel au cinéma, les gestes.
HAMS ! : Se retrouver dans un cadre culturel qui n'est pas le sien, est ce une difficulté supplémentaire pour un réalisateur ou peu importe pourvu qu'on ait une bonne histoire et une bonne envie de filmer ?
Jean-Pierre Limosin : Plus que ça, cela m'a beaucoup aidé de ne pas connaître la langue, de ne pas être du tout un spécialiste de la culture japonaise -d'ailleurs, en général, même si je n'ai rien contre, la culture ne m'intéresse pas ou tout du moins pas son utilisation dans les domaines artistiques. Là, j'étais confronté à un réel très intense, où il y avait beaucoup d'aspérités, et sur lequel je n'avais aucune prise : il fallait simplement que la rencontre de ce réel passe par mes yeux sans que j'ai réellement à comprendre ce qu'est la vie à Tokyo, la société japonaise traditionnelle ou capitaliste. Je me suis trouvé à faire en fin de compte un film entièrement dénudé dans le sens où je devais uniquement me focaliser sur ce qui m'était primordial, filmer le présent, le déjà là.. Bien sûr, il y a la mise en scène, ce qu'on a écrit, établit, mais il reste un présent puisque même s'il s'agit d'une fiction, j'étais dans une situation de quasi-documentaire. Il fallait à un moment donné réussir à faire resurgir le mystère du présent que je tournais.
HAMS ! : Ces conditions vous ont elles laissé de l'espace de liberté pour l'improvisation, la modification ou la barrière de la langue s'y est elle opposée ?
Jean-Pierre Limosin :
En fait, tourner à Tokyo, c'était pour moi un rêve caché
que je n'osais avouer. J'ai donc d'abord monter un projet " raisonnable
" : scénario en français, tournage à Paris, un coproducteur
japonais, etc.mais au fond de moi même, je voulais tourner dans ce pays
que je ne connaissais que peu. Du coup, le fait de ne pas connaître la
langue, une fois la décision de partir là-bas prise, m'a contraint
à trouver des systèmes, des dispositifs, des astuces pour dépasser
cet obstacle de la méconnaissance de la langue parlée et que je
puisse, au contraire, l'utiliser pour enrichir la mise en scène . Par
exemple, quand on tourne dans sa propre langue, on a jamais le temps de travailler
avec les acteurs. Ainsi la plupart du temps, les cinéastes ont très
peur du théâtre par exemple, ne savent pas ce que c'est un acteur
et travaillent avec eux au fur et à mesure du tournage. Pour Tokyo
eyes, j'avais demandé à la production de travailler avant
le tournage quelque temps avec les acteurs principaux. Ainsi, nous avons fait
des lectures du scénario, des dialogues, des descriptifs, ce qui a permis
aux acteurs d'échanger des choses, de ne pas se découvrir qu'au
premier jour du tournage. D'autant que je voulais absolument obtenir de mes
acteurs un jeu très naturel, or le problème du Japon et plus généralement
de l'Asie, c'est que la télévision et le cinéma majoritaire
y préfèrent culturellement un jeu accentué - ce qu'on appelle
" overwritting ". Moi, au contraire, je voulais que mes acteurs
effacent l'intention du jeu de leurs visages même, pour revenir justement
sur ce naturel que l'on pouvait voir dans le cinéma japonais et qu'on
retrouve d'ailleurs aujourd'hui dans le cinéma de Kitano.
Nous avons donc également travaillé ensemble sur des enregistrements
de la télé nippone et nous sommes aperçu qu'en fin de compte
lorsque les acteurs surjouaient, leurs gestes aussi étaient trop accentués,
surjoués, tandis que lorsque ceux-ci étaient justes, à
la fois mystérieux et corrects dans leurs déplacements, dans leurs
intonations, alors le geste aussi était juste. Quand on filme dans sa
langue maternelle, on juge le jeu d'un acteur par la langue, plus du tout par
ce qu'il montre sur le visage ou par un geste mais plutôt par ce qu'on
entend. En fin de compte, la plupart des cinéastes sont " ouïlleurs
" plus que voyeurs. Moi, il fallait vraiment que je fasse le contraire,
que je me fixe sur le geste pour estimer la justesse Tout un travail pour que
la mise en scène ne soit plus qu'une mise en geste. Et comme ces problèmes
de langue, d'intonations avaient été mis sur la table avant le
début du tournage, il n'y en avait plus tout quand on l'a commencé.
A la suite toujours de ces séances de travail, je m'étais dit
qu'il fallait injecter aussi de la vie dans leurs jeux. Donc il y a beaucoup
de scènes où soit le début, soit la fin sont improvisés
: j'allais avant le tournage d'une scène voir un acteur pour lui dire
de rajouter ou modifier une réplique sans en avertir directement ses
partenaires, seulement en leur demandant de jouer le texte quoi qu'il arrive.
Et cela donne des choses très très vraies car l'acteur, obligé
de faire face, bizarrement, répond plus du côté du personnage
que du sien. Donc, il y a dans Tokyo eyes des tas de scènes où
il y a des choses qui ne sont pas prévues. En plus, comme les personnages
du film sont des adolescents, c'est à dire dans un temps de maladresses,
de gaucherie et de malaise, j'ai choisi volontairement les prises où
il y a avait des incidents pour être au plus près du vivant.
HAMS ! : Sous un autre angle, est ce que l'oeil de Tokyo, avec son héros flingueur, chaussé de grosses lunettes, ratant toutes ses cibles et dont la presse fait ses choux gras, ce n'est pas le fait qu'on nous montre que ce que l'on veut bien entendre ?
Jean-Pierre Limosin : Oui, au delà d'un aspect technique qu'on vient d'évoquer, c'est vraiment ça que je voulais. Le cinéma pour moi, ce n'est peut être qu'un truc de rapprochement. Tout de suite quand on voit quelqu'un apparaître sur une image, le disque dur de notre mémoire, avec nos acquis, nos préjugés fabrique sa petite fiche signalétique. En plus, lorsqu'il y a récit, celui-ci canalise, guide notre jugement . Ainsi je voulais dire dans Tokyo eyes que même si vous voyez quelqu'un avec un gros flingue, sur de la musique techno, que ça cogne, ne jugez pas trop vite car c'est peut être autre chose. Le film, c'est ça : travaillons nos préjugés, peut être qu'on se goure, qu'on devrait moins juger...
HAMS ! : Est
ce pour cela que le frère aîné de celle qui rencontre le
soi disant criminel est flic ?
Jean-Pierre Limosin : Oui, mais aussi pour avoir l'idée du groupe, de la ville, avec ses faits divers dont tout le monde parle. Et à partir de cette histoire médiatique, avoir une approche plus chirurgicale, aller vers l'intime, vers le familial.. Le flic recherche moins le délinquant que celui qui a séduit quelqu'un de sa famille.
HAMS ! : Est ce qu'on peut dire que votre film est un film à tiroirs où plusieurs petites histoires mêlées finissent par en faire une autre ?
Jean-Pierre Limosin : Dans une certaine mesure, il y a une continuité, une limpidité, mais aussi des fragments qui s'additionnent. Moi, mon jeu, en tant que spectateur, c'était de travailler les codes du film à suspense tout en les détournant.
HAMS ! : Vos personnages sont totalement pertinents. Comment avez vous réussi à leur insuffler cette crédibilité, cette épaisseur ?
Jean-Pierre Limosin :
Il y a deux choses. D'abord le mouvement des acteurs japonais. Je penses à
l'actrice principale qui, dans sa vie, rêvait vraiment de sauver quelqu'un,
envisageant la rencontre amoureuse comme en réprésentant la possibilité
. Aussi à l'acteur, puisque une sorte de rébellion contre le fascisme
quotidien le travaillait réellement. Ils y avaient donc chez eux dès
le départ une grande envie. En second lieu, il y a un travail avec les
acteurs, un travail tout simple. Et là encore, le fait que je pouvais
uniquement me repérer sur les actes, les comportements des personnages,
que je ne pouvais pas me dissiper avec eux hors travail du fait de la langue,
a axé l'essentiel uniquement sur la justesse du jeu, la justification
vitale de ce qu'ils étaient en train de faire.
HAMS ! : Vous créez un enchevêtrement,
une confusion permanente entre réalité et virtuel. C'est d'une
actualité brûlante. En quoi cela vous intéresse t-il en
tant que cinéaste ?
Jean-Pierre Limosin : Cela m'interesse déjà en tant que personne. J'ai toujours vécu entre deux mondes, à la fois attiré par le monde virtuel, le monde de l'invisible, de l'imaginaire, et celui plus ancré, plus réel, documentaire dans lequel on vit. Dans le discours sociologique dominant, on nous présente le monde virtuel comme dangereux mais en fin de compte ce n'est qu'une pâle copie de notre monde réel. Moi, c'est l'idée de la frontière qui m'a travaillé, comment l'information passe entre ces deux mondes. Pour le scénario, je m'étais dit, alors que ces deux mondes sont translucides, qu'il y a des choses qui passent, même de la lumière qui passe, peut être que si je mettais un truc de peau, un élément épidermique entre ces deux mondes, j'obtiendrais une histoire.
HAMS ! : Il y
a une grande sensualité dans votre film...
Jean-Pierre Limosin : C'est paradoxal mais pour que la sensualité sorte plus érotique et vibrante, il faut la suggérer. Peut-être que la pornographie est là. Quand on montre trop, c'est laid, mal éclairé, la chair est verdâtre, c'est pas bien filmé. Alors qu'en voilant un peu les choses...Je penses aussi que du fait du montage du film, une part de son imaginaire est pris en charge par le spectateur et ce travail, peut être qu'il éveille en lui du désir, un signe sensuel. C'est pour cela qu'il y a des scènes qui sont retenues, une montée du désir qu'on stoppe, laissant filer l'imaginaire.
HAMS ! : Vous aurez réussi votre ambition quand chaque spectateur aura construit sa propre réalité de votre film ?
Jean-Pierre Limosin : Si un film fait 18 000 entrée le jour de sa sortie, il y aura 18 000 films. Je suis allé voir Tokyo eyes en salle le jour de sa sortie, et bien j'ai vu un autre film que celui qui m'était apparu sur le banc de montage. Parce que déchargé, beaucoup plus libre, j'essayais d'être spectateur, de voir un film. Je fais partie des 18 000 variantes d'un film qui s'appelle Tokyo eyes. C'est ce qui m'intéresse, réveiller plusieurs signes.
HAMS ! : Ça
vous a fait quoi d'être présent au festival de Cannes dans la sélection
Un Certain Regard ?
Jean-Pierre Limosin : L'histoire de Cannes, c'est vraiment de ma part une volonté. C'est à dire que ce film était une aventure périlleuse et à moment donné de l'écriture du scénario, je voulais l'intituler un certain regard, le film en étant un sur Tokyo. Et puis, je me suis ravisé, pensant qu'on allait me tomber dessus avec ce titre. Et le film terminé en décembre, Gilles Jacob l'a vu et l'a pris tout de suite Il y a donc une camaraderie, une résonance entre cette sélection non compétitive et mon film. Il y a que là qu'il pouvait passer, c'était une vraie volonté de ne le présenter que là Même si c'est toujours dangereux ces grandes manifestations.
DJ Popiste & Ixel (septembre
1998)