Laibach : Kapital (1992)
Le quatuor slovène, roi de la techno-indus,
a produit là sans doute un de ses meilleurs albums. Il est indéniable
que ce groupe trimbale çà et là en Europe une image, comme
qui dirait, ambiguë, pour ne pas dire fascistoïde. Car, qu'ils soient
déguisés en Egyptiens de péplum pour les besoins d'un clip
ou qu'ils s'affichent en costars-cravates avec des clebs qui tiennent plus de
la bête du Gévaudan que du caniche abricot, il est clair que ces
zigomars ne font pas mystère de leur idéologie déplorable
et de leur penchant pour une "troisième voie", la voie de la
connerie en barre. Notons malgré tout que leur inanité politique
ne va pas de paire avec leur savoir-faire musical. Ces mecs-là touchent
et pas qu'un peu, ainsi qu'ils nous en font la démonstration sur ce CD.
Le disque s'ouvre sur Decade Null et des bruits de moteurs d'avion
en vol et de percussions au sol. Saisissant. Le morceau turbine et nous plonge
dans un imaginaire planant et risqué : moi, en tant que moi-même,
egometipsime, ça m'a fait penser aux images de Pratt
sur Saint-Ex. Le bruit des grands espaces. Ensuite
arrive Le Privilège des morts, truc impressionnant où
un vieillard déliquescent débite en français des propos
étranges sur fond de boîte à rythme minimal [NB : c'est
en fait le vioque d'Alphaville, sample repiqué par la suite
par David Shea]. Il se demande quel est "le
privilège des morts" (l'amour ? la vérité ?)
il appelle son pote "Henri" pour qu'il ferme la porte, s'interroge
sur la complexité du monde, sa signification et celles des télécommunications.
Alors surgit de derrière les micros une voix de vamp qui, à l'Eluard,
susurre ces mots : "Capitale de la douleur". Le vieux, il
devient dingue, il s'emballe et il crie : "A mort !". Ça
l'a émoustillé. La zique passe elle aussi à un degré
supérieur et sort les grands moyens quand tout à trac se pointe
un orateur cinoque genre années trente ou MRP
(au choix), qui débagoule comme un enfonceur de portes ouvertes des propos
à deux balles. La vamp se repointe mais le vieux scrogneugneux veut savoir
son secret et il regueule : "A mort !". Peine perdue : il
s'aperçoit soudain que la porte est bloquée. Coincée, la
vieille branche. Un maître morceau.
D'autres machins tiennent la route plus qu'un peu dans le disque, autrement.
Je pense notamment à Young Europa : ne vous effrayez pas, même
si le titre sent son faf à un mètre, c'est de la techno-indus
de premier ordre sans parole aucune, sauf dans le magma broyé (une créature
langoureuse dit : "Come ! Be with me", un mastard joue au
king). Des inserts de classique au passage, une respiration à la Blue
Velvet donnent sa teinte à cette "jeune Europe". Autre
morceau : Wirtschaft ist tot, titre qui là encore schmoutze
le remugle brun à cheveux blond. Or, qué sourpraïse !, c'est
du Canada-Dry : ça a l'air d'une croix bizarrement pattée, mais
vous filez ça à quelqu'un qui n'en sait rien, il n'y ouït
goutte, le diable ! Je termine en évoquant Illumination, du
même acabit : du très bon à coller dans ses esgourdes, sans
y regarder à deux fois sur la marchandise. Le reste du disque est un
peu moins bon à mon goût mais seulement un peu. Je vous recommande
donc ce Laïbach chaudement, ce groupe n'ayant
pas pondu que des merveilles [Je pense entre autres à cette daube de
derrière les fachos qu'était Jésus-Christ super star
(1996)].
[Victor]
The
Pleasure Fuckers :
Ripped to the tits ; 1994
Attention ! Unos Dos Tres... Pleasure Fuckers !
Tout le monde en voiture ! C'est parti ! Wouwwouwwwouhh ! Rouâl ! Bingo
! Ça déménage ! Un vieux son lourd de chez graisseux pour
du punk ibère qui rue dans les brancards. Du punk -garage tendance bordélique
(c'te redondance !), avec un côté Ramones
indéniable et une pointe de Peter et de
Motörhead. Après le premier morceau
"Hard morrow comin"", "Little train'"
démarre au sifflet d'une loco et pète le feu d'entrée.
Impression emballante qu'entretient haut la main "Super real fuck",
à la pêche maousse. Je ne parle même pas de l'instrumental
excellent "El Carajillo", où les mecs et leur copine
font montre de leur aise dans le maniement du manche. Pouh ! Ça relance
sur Screwdriver à donf ! De l'humour, en veux-tu, en v'là,
des riffs de coupe-haies, des pelletées de gueulantes ! Ça donne
et c'est ça qu'on aime ! Wouah ! Le titre éponyme sent le goudron
fondu, tire vers le hard années 70 un moment et raconte, m'a-t-il semblé,
un dépoitraillement sur fond d'envie d'atteinte des sommets. Alcohol,
chanson sur la "vraousse" madrilène, devance She's on top,
qui cartonne bien. Les chœurs bourinent peinards sur Race car.
Fuera de combate enfin revient à une veine rock'n roll pour
conclure en douceur. Il n'empêche. Un album explosif 100% vitamine D(-stroy).
[Victor]
César Franck : Quintette avec piano en fa mineur ; Ernest Chausson : Concerto pour violon, piano et quatuor à cordes ; Gabriel Fauré : Berceuse (par Alfred Cortot (piano), Jacques Thibaud (violon) ; le tout enregistré en 1927 et 1931 ; 1990, Biddulph [réf. : LAB 029])
César-Auguste Franck
(1822-1890) est né à Liège dans les bouchons, dans un milieu
d'employés. Destiné fort jeune par son père à la
carrière de pianiste virtuose tout d'abord dans sa ville natale puis
à Paris, où il fut l'élève d'Antoine
Reicha. Obtenant au Conservatoire les prix de piano, de fugue et d'orgue,
il le quitte en 1842 pour des tournées en Belgique, en Allemagne. Là,
repéré lors d'un stage, il devient avant-centre du Bayern puis
migre en France. Sous la coupe d'un père, qui se veut l'implacable imprésario
de son fils, il écrit toutefois à l'insu de ce dernier trois Trios
et une églogue biblique, Ruth (1846), qui est créée
à la salle Erard, à Paris, devant des éminences artistiques
de l'époque comme Liszt, Spontini ou Meyerbeer.
Epousant en 1848, à l'encontre des vues paternelles, une de ses élèves,
Félicité Desmousseaux, qui était
fille d'acteurs, il doit désormais mener sa carrière seul. Aussi
cachetonne-t-il à droite, à gauche, notamment à Orléans,
donne des cours rue Blanche ou surtout tient l'orgue à Notre-Dame-de-Lorette
(1845) puis à Saint-Jean Saint-François-du-Marais (1853), où
il a sous la main l'un des premiers orgues symphoniques du célèbre
facteur Cavaillé-Coll, lequel deviendra
son ami. Ensemble, ils forment une doublette et gagnent le concours de boule
de chez Morin à Hénansal (1er prix
: un voyage dans les îles). En 1858, il devient organiste de Sainte-Clotilde
et de ce poste, va pouvoir commencer à déployer son génie.
Il écrit pour son auditoire une Messe solennelle (1858), trois
Motets, une Messe à trois voix (1860) et surtout les
Six pièces pour grand orgue (1862), qui vont ressusciter l'orgue
religieux et les symphonies pour orgue, genre typique de la musique française
de la deuxième partie du XIXe siècle.
Dès lors, sa carrière s'envole. Demeurant à ses claviers
de Sainte-Clotilde, nommé professeur au Conservatoire dans la classe
d'orgue, il attire près de lui de jeunes talents qui le portent au pinacle,
tels Chausson, d'Indy ou Duparc,
qui vont l'inciter à produire des compositions qui seront autant de chefs-d'œuvre.
Il compose notamment en 1878 et 1879 le fameux Quintette enregistré
dans le présent disque.
Cette oeuvre est considérée comme l'une des plus admirables du
compositeur par sa force expressive. De forme cyclique, "dramatico",
l'un des très beaux thèmes du premier mouvement, exprimé
au premier violon, revient de façon entêtante dans les deux autres.
Vient après une romance enveloppée de triolets qui fait un peu
penser à Schumann. Fragilité et tension du désir s'entremêlent
sans cesse dans ce premier mouvement en fa mineur. Franck l'indique lui-même
: il veut que cela soit joué tendrement mais avec passion ("tenero
ma con passione"). On a là une œuvre violente et dramatique.
Tantôt débordement émotif, tantôt plainte (le lento),
elle s'achève par un Allegro con fuoco aux douze répétitions
de la tonique arrogantes, comme si l'œuvre voulait de nouveau prendre pied
après une explosion d'énergie et d'âme si forte qu'elle
s'est pour ainsi dire presque elle-même combattue. La petite histoire
veut que le Quintette ait été composé alors que
Franck brûlait tout feu tout flamme pour sa belle élève
irlandaise Augusta Holmès, compositrice
honnête, courtisé de Saint-Saëns,
de d'Indy et amante de l'écrivain Catulle-Mendès.
Un an avant sa mort, le chaud lapin en lui vivait encore!
Toujours est-il que ce chef-d'œuvre ouvrit la voie au renouveau de la musique
de chambre française, enfin capable de rivaliser avec les meilleures,
celles d'Allemagne et d'Europe de l'Est, par des compositeurs tels Chausson,
Debussy, Fauré et Ravel.
César Franck écrivit par ailleurs des poèmes symphoniques
(Le Chasseur maudit, 1882 ; Les Djinns, 1884 et Psyché,
1888), un Prélude choral et fugue, pour piano (1884), des Variations
symphoniques, pour piano et orchestre (1885), la célèbre
Sonate pour piano et violon (1886), la Symphonie en ré mineur
(1888), Le Chapeau de Madame Jouan (1889), un Quatuor à
cordes (1889) et les Trois chorals finaux pour orgue (1890).
Amédée-Ernest Chausson (1855-1899),
quant à lui, Parisien de souche, issu d'un milieu social aisé
mais peu cultivé, dut à son précepteur de se forger une
culture certaine et de pouvoir s'insinuer dans des salons littéraires
et musicaux de premier plan, dans lesquels il put côtoyer Fantin-Latour,
Odilon Redon ou Vincent d'Indy. Ce dernier lui fit connaître César
Franck. Malgré tout et malgré Lao-Tseu,
le petit Ernest hésitait à trouver sa voie, tant dessin, musique
et littérature lui plaisaient également. Docteur en droit (1879),
avocat à la cour d'appel de Paris, il se décida cependant à
suivre les cours d'instrumentation de Massenet
au Conservatoire ainsi que ceux de Franck. Les œuvres d'inspiration franckiste
sont le Trio, City baby attacked by rats, la Sérénade
italienne et la Symphonie en si bémol op. 20 (1890), aux
relents wagnériens. Un autre intérêt majeur est d'ailleurs
celui pour la musique de Wagner, qui le poussa
à effectuer le pèlerinage de Bavière, pour écouter
les opéras du maître, de 1879 à 1882. Cette influence se
ressent surtout dans le poème symphonique Viviane. Marié
à Jeanne Escudier, Charentaise, en 1883,
il lui fit cinq enfants et voyagea souvent : en Touraine, à Arcachon
(1894), dans les Pyrénées, en Italie (1895), à Coëtmieux
ou en Suisse (1899).
Secrétaire de la Société Nationale de Musique (1886), qui
était le cœur de la création musicale française depuis
1871, il tint en outre un salon couru au 22 du boulevard de Courcelles, lieu
de rencontre du gratin de son temps, dont Mallarmé,
Henri de Régnier, Debussy, Dominique Jouan,
Lalo, d'Indy, Tourguéniev, Albéniz,
Ysaÿe ou Cortot, etc. Il réunit
par ailleurs une collection de toiles hors pair parmi lesquelles les œuvres
de Delacroix, Courbet, Corot, Renoir, Degas, Monet, Denis
ou Vallotton. Il entreprit à cette époque
un opéra intitulé Le Roi Artus qu'il termina en 1895. Un autre
chef-d'œuvre est le fameux Poème de l'amour et de la mer sur un
poème de Maurice Bouchor. Sa sorte de concerto
nommée Poème le fit passer à la postérité,
par le romantisme exacerbé qui y règne, sans toutefois toucher
au sommet d'intensité dans l'expression lyrique qu'est le Concert
op. 21, composé de mai 1889 à juillet 1891 et enregistré
dans le disque présenté ici.
Ce Concert, pour piano, violon et quatuor à cordes, fut donné
pour la première fois à Bruxelles par Eugène Ysaÿe,
Auguste Pierret et le quatuor
Crickboom. Le premier mouvement baigne dans une sorte d'inquiétude
étrange et agitée, bien qu'il soit intitulé Décidé,
ton qu'on lui retrouve également. Lui succède une Sicilienne
en la mineur prenante au possible. Aussi n'est-on pas sans noter le contraste
avec le troisième mouvement dit Grave, page à la tristesse profonde
voire tragique, effet obtenu par une entêtante et longue ligne chromatique.
Le mouvement "final", très animé, ramène l'œuvre
vers des couleurs plus amènes, comme une sorte de retour d'un néant
angoissant vers une liberté charmeresse. On a donc là une œuvre
toute d'incertitude qui ne cesse de balancer entre le désespoir le plus
marqué et les teintes les plus lyriques de la vie. Un des sommets de
la musique de chambre.
Touché par la mort de son père, Chausson se laissa aller à
ses penchants les plus mélancoliques et produisit des morceaux qui ne
sont pas sans rappeler les peintres symbolistes contemporains : Les Serres
chaudes (1896) furent écrites d'après les poèmes de
Maeterlinck et La Chanson perpétuelle
(1898), joyaux mélodique, sur un texte de Charles
Cros. Suivirent enfin des pièces de musique de chambre, comme
l'admirable Quatuor avec piano (1897) ou les Quelques danses
et Paysage, pour piano . Un jour qu'il baguenaudait à la campagne,
dans les environs de sa propriété de Mantes, juché sur
un vélocipède, il chut, terrassé, et gît sur la chaussée,
laissant inachevé en son troisième mouvement un Quatuor à
cordes. Ah, si l'on avait fait en sorte qu'il eût des roulettes !...
L'interprétation quant à elle confirme, et comment pourrait-il
en être autrement, le génie musical et interprétatif des
légendaires français, malgré l'âge des enregistrements,
dont les reports par les ingénieurs du son du label anglais Biddulph
sont tout qualité.
Un mot enfin sur ces deux compères, Cortot et Thibaud.
Dans un épisode peu connu des Ethiopiques, Cortot rencontre
Jean-MarcThibaud et scande brusquement : "Le
petit bal-musette, au doux son de l'accordéon". Une autre version
consiste à voir en Alfred Cortot (1877-1962) un pianiste hors pair. Très
cultivé, il se fit remarquer partout dans le monde par ses interprétations
de Chopin. Il passa aussi à la direction
d'orchestre et fut le premier à diriger le Crépuscule des
dieux et le Tristan et Isolde, de Wagner. Membre d'un des plus
fameux trio de l'histoire de la musique avec Pablo Casals
et Jacques Thibaud (1905), fondateur de l'Ecole Normale de Musique, professeur
au Conservatoire, il demeure étudié pour ses cours d'interprétation
et ses ouvrages didactiques, comme Principes rationnels de la technique
pianistique (1928), ses annotations d'œuvres romantiques et sa Musique
française de piano. Sa carrière fut néanmoins entachée
par son maintien à la tête du Comité Professionnel de l'Art
musical et de l'Enseignement libre, organe de collaboration passive durant la
Guerre et où, contrairement au directeur du Conservatoire, Claude
Delvincourt, il ne brilla que par sa germanophilie déplacée.
Jacques Thibaud (1880-1953) demeure l'une des références violonistiques
du siècle. Elève de Marsick au Conservatoire
de Paris, premier prix (1896), soliste aux Concerts Colonne, il s'associa avec
Cortot et Casals et s'illustra dans Mozart et Beethoven.
Fondant le plus célèbre concours de piano-violon avec la pianiste
Marguerite Long (1943, international en 1946),
il se scratcha en avion près de Barcelonnette et disparut ainsi des scènes
de France, de Navarre et d'ailleurs.
[Victor]
Villy Sørensen : Histoires étranges, 1994, traduit du danois par Sophie Grimal et Frédéric Gervais 236 pages, édition du Griot, collection "Les Petits Libres", 98 francs.
***
Voici l'ouvrage d'un touche-à-tout, qui, philosophe,
historien et traducteur, ne laisse pas d'étonner. Sørensen
est né en 1923 et affectionne tout particulièrement la littérature
germanique, notamment Thomas Mann et Robert
Musil.
Il nous livre au travers de ce recueil dix nouvelles qui ne ressemblent pas
de prime abord, sinon par leur aspect dérangeant.
Toutes ne sont pas réussies, notamment Theodora Theodorus, qui
raconte les tribulations d'une transsexuelle dans le milieu des thébaïdes
du haut Moyen Age. Je n'ai pas particulièrement saisi l'intérêt
du propos. La transsexuelle est copain avec les lions et elle floue les moines
coriaces. Un peu bizarre. Du même acabit, Silvanus de Nazareth
raconte les querelles théologiques mortelles que se livrent un évêque
et un illuminé et auxquelles prend part Satan, déguisé
lui aussi en évêque. C'est bon, on passe. Plus poétique,
Arbor incognita narre les aléas paternels d'un jardinier royal
qui ne peut faire descendre son gosse de l'arbre où il est grimpé
au risque de se casser la margoulette, le vilain... Un bon petit conte.
Sensationnel est par contre Une bonne partie de rigolade, récit
où la cruauté naïve des enfants s'en donnent à cœur
joie dans la campagne danoise à coups de scie égoïne. Ça
rigole jaune dans le fond du pieu... Suit alors la plus importante en taille
des nouvelles et qui s'intitule Le meurtre. On a là une enquête
policière sur un meurtre commis récemment et qui bouleverse l'opinion
publique danoise. Le policier à qui est principalement confié
l'enquête n'est autre que le narrateur. Oui, mais le problème est
qu'il a oublié de quel meurtre il s'agissait, où et quand il avait
eu lieu, quoiqu'on lui affirme qu'il était proche de la victime... Problème...
Comme de surcroît il ne veut pas passer pour plus bête qu'il n'est,
il n'ose demander plus amples renseignements à sa hiérarchie.
Bref, nous voici dans un univers à la Kafka,
où l'absurde le plus finement dosé règne en maître.
Ça délire sec mais logiquement. Un régal.
L'enfant prodige, quant à lui, passe le niveau au-dessus et
balance précisément la logique par-dessus bord. Un enfant prodige,
Nis, part en tournée un jour après que son frère, Bill,
a contacté des tonnes d'imprésarios. C'est pourquoi il monte dans
un camion militaire où Bill se marie cependant qu'au bercail, leurs parents
se font un sang d'encre... Et ce n'est qu'un début! Mais on se fend bien
la poire, moi du moins. Super ! A ceux qui aiment la bande dessinée Les
Cités obscures, Le Concert devrait plaire. Dans un pays
des années 30 décalé à la Métropolis, la
population se demande bien ce que le vieux Président, qui doit déclarer
la guerre à la puissance voisine, rumine dans sa barbe de sapajou. Les
gens en déduisent qu'il a l'intention de construire un immense palais
de la musique pour y donner un concert de Noël pour tout le monde. Le hic,
c'est que la construction a lieu dans la commune périphérique
du Bleu-Mesnil (sic), où les habitants sont arriérés et
personne ne met les pieds. A part les petits voyous qui, de plus en plus fréquemment,
ramènent des informations sur le chantier... Le peuple s'impatiente...
Or l'armée, à la Suharto, cadenasse
la vie publique, empêchant les bonnes gens d'y voir de trop près...
Comme on est dans l'espace, on va y rester, avec Les Frères jumeaux,
qui développe la vie de deux... frères jumeaux (tiens donc ! Quel
hasard Balthazar !), lesquels ont le même blaze et la même vie,
jusqu'au jour où ils doivent trouver du boulot et se séparer.
Un déchirement les étreint mais alea jacta est, les deux Otto
deviennent, l'un ramasseur de range-vélos, l'autre mesureur du niveau
d'eau dans les rigoles. Une femme surgit. Quel suspens !... Le clou du spectacle
qui clôt le bouquin se nomme Les Tigres. Deux frères là
encore reçoivent un SOS de leur mère qui a découvert un
tigre dans sa cuisine. Réussissant momentanément à l'acclimater
dans leur garde-manger, les deux frères avec consternation constatent
que tout Copenhague est envahi par les tigres. Comme c'est bizarre, se dit le
plus jeune... Diable ! Il y a tigre sous roche... Aussi décide-t-il de
faire une visite au zoo de la ville pour voir si Marcel
Monjarret est placé dans la troisième à force de
bosser dans les plasmas.
En quelque sorte, un livre déroutant qui, nonobstant son style un rien
austère, enchantera de son contenu vos nuits printanières et courtes
par son piment doux.
[Victor]
Richard Brautigan : Un privé à Babylone, 1981 (réimpression : 1997), traduit de l'anglais par Marc Chénetier, 235 pages ; éditions 10/18, 37 F
***
Voici, par excellence, de la parodie réussie.
C. Card, détective privé à San Francisco au début
des années 1940, c'est l'anti-Bogart. Il
ne lui arrive que des tuiles à longueur de journée. Gogo de première,
il est passé dans l'auto-persuasion et l'optimisme le plus déraisonnable.
Evidemment, les choses ne sont pas roses pour cet homme-là à chaque
moment de sa vie ; aussi a-t-il inventé, pour s'extirper d'une banalité,
désolante à force d'aller à rebours de ses désirs
et intentions, une ville imaginaire dans laquelle tout ce qui le frustre dans
la réalité s'efface irrésistiblement et se soumet à
lui : Babylone.
Là, détective privé le plus couru de la cité antique,
cher aux yeux de son roi Nabuchodonosor, adulé de sa secrétaire
Nana-Dirat, il devient tantôt un as incomparable dans la lutte contre
l'impitoyable Ming, Japonais fou qui rêve de transformer les gens en ombres-robots,
tantôt joueur de base-ball vénéré des foules, tantôt
restaurateur mexicain à la mode dans la capitale assyrienne.
Mais, les rêves n'ont qu'un temps, surtout quand, comme pour C. Card,
ils vous mettent la vie en l'air... Notre héros, dans la dèche
la plus sombre, se voit miraculeusement chargé d'enlever, par une blonde
à la vessie colossale, le cadavre d'une prostituée splendide.
La chose lui semble facile car il connaît le gardien de la morgue, Pilon,
bien armé pour se défendre contre les morts. Or tout se corse
lorsqu'apparaissent sur l'affaire une vieille relation à lui, un flic
tortionnaire, ainsi qu'un trio de petites frappes prêtes à tout
pour se saisir du cadavre. Et ça s'épice encore plus quand des
noirs surineurs se pointent pour jouer aux couteliers de service...
On a donc là une histoire classique, s'il n'y avait toutefois pas comme
principal meneur un type constamment dans l'espace contre lequel s'acharnent
le sort et des types complètement allumés. La vérité
est parfois dure à saisir. L'intrigue débridée est menée
au rythme de courts chapitres aux titres plus farfelus les uns que les autres
(" La montre à sable babylonienne", "Un expert
en chaussettes de réputation mondiale", "Aimer la
bière quand on peut s'offrir du champagne", "Bela
Lugosi", "La pétoche d'Edgar Allan Poe"
ou "Le labrador qui rapporte les morts"). Le style est à
l'avenant, ce qui n'est pas pour gâter notre plaisir.
Un bouquin sensationnel, marrant au possible, que je ne saurais que recommander
avec empressement - et c'est ce que je fais - à tous ceux qui apprécient
Le Magnifique, Les Cadavres ne portent pas de costard ou encore
l'inénarrable Bill Baroud.
[Victor]
Pierre
Bourdieu : Contre-feux
Reconnaissance capiteuse du Collège de France,
jeux de concurrence régulée de l'Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, sérénité retirée
des univers scolastiques, mais qu'est-ce qui peut bien pousser un homme comme
Pierre Bourdieu à descendre de la "Cité
savante" pour ferrailler dans l'arène aux lions (jusqu'à
l'animateur tendance "cool-chic" du publi-talk show d'une télé
devenue comme les autres, pourtant incarnation faite homme de toutes les dérives
télévisuelles et médiatiques sur la diffusion, entre autres,
de l'objet culturel1, que Bourdieu s'efforce justement de mettre en lumière,
de scander à tout venant son nom comme celui de L'intellectuel du soubresaut
social) ?
Quelle nécessité le conduit donc à prêter le flan
à l'indignation rugissante des adorateurs idéalistes du Sujet
Libre ou autres prophètes post-modernes d'une Fin de l'Histoire, à
prendre le pari de la simplification rigoureuse des apports des mondes savants
pour donner à voir le caché, lui plus enclin aux lustres austères
de l'étude statistique, méthodique et réflexive qu'à
la gloriole immédiate des gesticulations et discours "publics"
au flamboiement stylé et visiblement distinctif ? La reconnaissance de
ses pairs ne suffirait-elle plus à l'universitaire qui veut aussi sa
part du gâteau, parfum connivence et services rendus ?
Ainsi le chercheur s'engage, donc s'expose dans les deux sens du terme : prise
de paroles argumentée, prise de positions à proprement politique
et donc, à faire avec l'emprise des tenants des moyens de diffusion,
avec le mépris et les méprises, feintes ou non, des tenants de
l'ordre établi dont il s'agit justement de mettre en question, en discussion
les présupposés masqués en axiomes. A cet égard,
le sociologue confesse dès les premières pages de ce petit opuscule
: "chaque fois, [son] sentiment, peut-être illusoire,
d'y être contraint par une sorte de fureur légitime, proche parfois
de quelque chose comme le sentiment du devoir". Devoir du chercheur
en sciences historiques, d'explication du non-dit, de dévoilement du
non-perçu auxquels il travaille derrière les évidences
et les unanimités intéressées de quelques uns. Droit de
l'homme à s'engager dans un présent pour un autre avenir possible
que celui inscrit dans un soi-disant ordre des choses.
Ces dangers contre lesquels s'inscrit Contre-feux, ce sont ceux que
fait peser sur les plus hautes conquêtes de la Civilisation et de l'Histoire
- celles qui tendent à arracher l'homme de l'incertitude, de l'insécurité,
de la contingence de sa condition naturelle - ce que Pierre Bourdieu, pourtant
pas du genre à enflammer les mots, qualifie de "fléau
néo-libéral". Ce que dénonce à partir
des résultats de l'analyse et de la recherche, ce petit livre, accessible
à quiconque sent plus ou moins confusément l'abandon de certaines
valeurs d'humanité et principes de responsabilités collectives
au profit des impératifs de la "confiance des investisseurs"
- formule justificatrice et génératrice des souffrances de ceux
qui ne sont pas ces investisseurs - et de logiques d'individualisation de la
notion de responsabilité, comme si on n'était responsable de soi
que complètement et uniquement, ce sont les subterfuges d'un capitalisme
qui dissimule sa radicalité sous les airs d'une rationalité inquestionnée,
la transmutation d'un message de fatalité, d'inéluctable qui n'appelle
dès lors comme possible qu'un laissez-faire en un message de libération,
où le collectif ne bride et brime plus les volontés individuelles
et leurs intérêts bien compris, le mensonge de la restauration
d'un état social d'avant le Well fare state, se faisant passer
pour une révolution vers la seule Modernité qui en soit une.
Une "utopie se pensant comme description scientifique du réel
avec l'aide de la théorie économique" est en marche
et ce à quoi Pierre Bourdieu, et notamment Contre-Feux, nous
exhorte, c'est à la comprendre telle quelle, avec ses croyances (un marché
pur et idéal , la mathématisation du vivant, l'impensable des
alternatives, la naturalisation de l'intelligence et de la compétence...),
ses moyens voilés (la précarisation comme mode de domination,
d'auto-exploitation intensifiée, une représentation inquiétante,
chaotique et pessimiste du monde et de son cours, les circuits " d'échanges
de services idéologiques contre des positions de pouvoir"...). Et
de prôner pour contrer cette barbarie qui privilégie, pour paraphraser
Marcel Mauss, le bien au lien de : "défataliser
en politisant, en substituant à l'économie naturalisée
du néo-libéralisme, une économie du bonheur qui, fondée
sur les initiatives et la volonté humaines, fait sa place dans ses calculs
aux coûts de souffrance et aux profits d'accomplissement de soi qu'ignore
le culte strictement économiste de la productivité et de la rentabilité".
[Ixel]